Ces derniers mois, mes amis proches m'ont informée des voyages qu'ils ont entrepris ou prévoient d'entreprendre à l'autre bout du monde. Je les écoute, j'accueille leur parole sans mot dire et je m'interroge.
Voyage au long cout, emmener ses enfants loin, très loin, au bout du continent africain, au seuil de l'Amérique, au coeur de l'Asie, découvrir les gratte-ciel et se laisser prendre par le vertige des grands espaces, de l'autre côté de l'océan, de la mer et du ciel. Grand comment ? Combien faut-il aller loin pour sentir cette grandeur ? Grand par rapport à quoi ? D'où vient ce rêve américain, sud africain, sud asiatique ? De la fin du XIXème siècle ? de la fin du Moyen-Age ?
Aller voir les 5 big five, est-ce encore tendance ? Est-ce que cela doit l'être ? Sentir la rapiditié, les taxis jaunes, les grandes avenues, les sky-crapers, est-ce que cela a encore du sens ? New York serait la deuxième capitale de la France ?
De la Samsonite au sac à dos
Je me souviens lorsque j'avais 16 ans (en 1988), j'étais arrivée avec ma valise Samsonite à Paris pour rejoindre ma marraine à son bureau avant d’aller chez elle pour les vacances. Elle travaillait chez Merill Lynch, en tant qu'"agent de change" disait-on à l'époque, "trader" depuis. Je restais discrète dans son bureau, partagé avec d'autres personnes. Elles étaient espacées par des téléphones à cadran gris, parfois blanc. Il était 9h et encore possible de se parler, ce qui ne l'était plus de 11h à 13h30. Là, le coup de fusil partait et je voyais ma marraine parler à trois personnes en même temps, disant là tu achètes, là tu vends, là tu achètes, là tu vends... Tout cela dans un rythme effréné. Le rêve, celui de devenir riche, vite, souvent, de gagner, de parier, de réussir. Un métier collé à l'ultralibéralisme, donnant potentiellement accès à tout : appartement, voyage, voiture, vêtements, luxe. Le désir exaucé, le plaisir assouvi ? Sans doute. Pourquoi pas.
De quoi me donner envie de rentrer en école de commerce, de développer ces aptitudes, cette culture d'un métier un peu mystérieux reposant sur l'intuition, le feeling, le calcul, sans doute, pourquoi pas.
Le lycée m'a finalement conduit au droit. Au droit des affaires, j'associais le mot "public", une formation nouvelle montrant le lien entre économie et intérêt général. Puis, dans les études, les "risques naturels et technologiques", le sujet dans lequel je suis projetée, quasiment malgré moi, après que l'un de mes profs me propose de rééditer un ouvrage "Procédures et réglementations des risques majeurs" (en 1996) pour le Ministère de l'Ecologie. Là, j'ai 24 ans.
De la profession libérale à l'économie sociale et solidaire
La profession libérale me tend les bras, je l'embrasse, pas pour longtemps. Le passage à l'euro fait connaître un effet de ciseaux à mon activité et là, premier rebond : je dois trouver une solution pour garder mon activité et changer de statut professionnel (comme je l'explique ici*) ! La chance est avec moi, je m'intéresse à l'environnement, aux Assises Nationales de l'Education à l'Environnement (Lille 2000) et là, je rencontre des personnes intéressées par le besoin de partager les connaissances sur la biodiversité, les paysages, la coopération, une coopérative. Une coopérative qui offre un cadre collectif à des entrepreneurs en solo. Parfait, je switche !
*dans un portrait réalisé par Diane Sevrin, photographe
Changement de paradigme
Mon activité intègre en 2003 une coopérative d'entrepreneur-e-s, pionnière de l'Economie Sociale et Solidaire en France. Son siège social est dans un petit village des Alpes. Moi, je vis et travaille majoritairement en ville en tant que consultante expert. Ainsi, la contribution financière prélevée sur le chiffre d'affaires de ma société vient dans une caisse commune avec celles d'autres entrepreneurs situés... en zone rurale : accompagnateurs en montagne, tourneurs sur bois, conseil en création de collectifs, etc. Je me sens solidaire "dans le concret" avec des activités dont les coûts de journée sont moins élevés que les miens, où les échanges commerciaux sont moins nombreux du fait du secteur rural plus reculé. Cela fait sens. Là j'ai 30 ans.
Les fondateurs de cette coopérative ont des valeurs, très ancrées, sur la consommation à limiter, la nature et les liens de confiance entre humains à construire, à préserver. Cela passe par des règles très sophistiquées de fonctionnement, de gouvernance de l'entreprise.
A tout cela se superpose mon métier, mes expériences sur le terrain où j'apprends et constate les conséquences sur le bâti de l'augmentation du niveau de la mer (+ 60 cm d'ici 2100). 1,3 millions de logement concernés par le recul du trait de côté et le risque de submersion marine pour le seul littoral français.
Les grandes catastrophes des années 80-2000 (Nîmes, Vaison la Romaine, la tempête de 99) sont vite rejointes par des catastrophes beaucoup plus hybrides et complexes (Katrina, Xynthia, le Tsunami en Asie du Sud-Est et Fukushima).
Les liens entre mondialisation et les déplacements en bateau/avion qu'ils induisent, la consommation des énergies fossiles et leur impact sur le dérèglement climatique, tout cela se met bout à bout de manière logique dans mon esprit comme dans ceux de tant d'autres... Je ne prends déjà plus l'avion depuis 15 ans, c'est très bien. Pas la peine d'en rajouter ! Là, j'ai 48 ans.
Il reste un grain de sable
Pour s'adapter au changement, il faut quand même un degré d'ouverture et d'acceptation de la perte. La perte de nos rêves d'enfant ou d'adolescent, perte de pouvoir "conquérir le monde", de se l'offrir. Ceux de transmettre à nos enfants les manifestations de puissance, de capacité à aller au-delà des mers, des terres et du ciel, de prendre l'avion pour aller vite, se dépayser et obtenir des clichés qui nous empliront l'esprit, nous ferons respirer un autre air, changer d'air.
S'adapter, c'est changer d'échelle mentale
Faire de ce qui nous paraît loin soit moins loin, soit l'autre, le différent, dans des régions atteignables, autrement, à pied, à cheval, en vélo, en voiture (mais pas trop longtemps). Je le dis souvent, la France est l'un des très beaux pays de cette planète avec tant de diversités à tous niveaux.
Mais surtout, il me semble nécessaire de retisser des liens avec les communes rurales, celles que nos ancêtres ont voulu fuire, celles dont on se sentirait détachées sur le plan social, sur le plan des classes sociales, parce qu'ayant épousé d'autres misions, d'autres fonctions plus ancrées en ville.
Dépenser son argent dans les territoires de proximité
Je trouve nécessaire aujourd'hui, indispensable, de dépenser l'argent que l'on gagne et que l'on souhaite affecter à des loisirs dans des territoires de proximité, par solidarité. Par plaisir aussi de se laisser surprendre par ce que l'on croirait connaître mais qu'on ignore souvent totalement : l'histoire des territoires voisins, à 50, 100, 200 km... Cette histoire qui nous façonne et que l'on peut toujours approfondir. Ce n'est pas parce que nous avons la possibilité de nous mouvoir par tous les moyens qu'il convient de le faire.
Aujourd'hui, c'est même l'inverse. Il me semble préférable pour nous tous de résister à l'appel du large si cela devait augmenter l'effet de serre. Là, j'ai 52 ans.
Commentaires
Enregistrer un commentaire